Ligne ferrovière Gormo-Lhasa
En 2006, la Chine a terminé la construction d’un projet d’infrastructure des plus controversés au monde, soit le chemin de fer Gormo-Lhassa qui avait comme destination la capitale occupée du Tibet. Trois entreprises canadiennes – Bombardier, Nortel et la Power Corporation – ont joué des rôles importants dans le financement, la construction et l’achèvement de ce projet qui n’a jamais été soumis à des consultations publiques.
En partant de Gormo dans la région Amdo du Tibet (qui fait partie de la province Qinghai), le chemin de fer s’étend pendant 1142 km traversant le plateau tibétain et il s’élève à 4000 mètres. Le chemin de fer descend vers le sud traversant la Région autonome du Tibet (RAT), puis il passe à travers le pergélisol, la prairie alpine et les bassins versants qui communiquent avec plusieurs des grandes rivières de l’Asie. La Chine a estimé les coûts de constructions à 26,6 milliards de yuan (3,2 milliards $ US)
Les Chinois sont allés puiser dans l’expertise canadienne pour combler leurs lacunes dans plusieurs domaines. Ils avaient besoin de trains qui pouvaient opérer à haute altitude, des wagons de passagers sous pression et un réseau de communication spécialisé. La firme GE s’est occupée du contrat de train, alors que Bombardier, la Power Corporation et Nortel se sont occupés du reste. À notre connaissance, ce sont les seules entreprises étrangères qui faisaient partie du projet.
La population limitée de la RAT et les conditions actuelles ne justifient pas, économiquement, un projet de 3,2 milliards $ US. En 2001, c’est Jiang Zemin qui donne les explications pour un tel projet au New York Times, « certaines personnes m’ont conseillé de ne pas autoriser ce projet car il n’était pas viable économiquement. J’ai répondu que c’était une décision politique.»
Alors que le chemin de fer pour Lhassa, comme tout autre projet phare émanant de la Stratégie de développement de l’Ouest de Beijing, transpire la nouveauté, l’objectif en arrière du projet, lui, reste toujours le même. Le résultat final que visent les autorités chinoises est le même objectif atteint en Turkestan de l’Est (Xinjian) ou la Mongolie intérieure. Il s’agit de la colonisation de ses régions par la Chine. Cette colonisation a été obtenue grâce aux chemins de fer qui ont amené les colons et qui ont donné à la Chine une présence politique et militaire dans ces régions.
Les impacts
Selon les politiques chinoises actuelles, le chemin de fer Gormo-Lhassa aura un immense impact sur la vie et le gagne-pain des Tibétains vivant dans le Qinghai et la RAT, ainsi que sur l’environnement. Le chemin de fer n’ira que sur les terres tibétaines, ayant Gormo comme point d’origine dans la province de Qinghai, avant d’arriver au terminus de Lhassa dans la RAT.
Les impacts socioéconomiques, environnementaux et politiques du chemin de fer auront des répercussions sur le Tibet pour les décennies à venir. Comme l’indique un ministre ferroviaire, le chemin de fer « aura des impacts considérables en termes politiques, économiques et militaires.» Pour le peuple tibétain, qui n’a vraiment aucun poids politique dans le processus de décision, les effets seront dévastateurs.
Aucun des effets néfastes décrits ci-dessous ne sont inclus dans un article Internet publié sur le site du gouvernement du Canada concernant la Stratégie du développement de l’Ouest de la Chine.
L’afflux croissant de colons
Les Tibétains redoutent que le chemin de fer amène un afflux écrasant de colons chinois. Quoique l’infrastructure ferroviaire ne soit pas une cause suffisante pour amener un tel mouvement de colonisation, d’autres facteurs permettent de prédire cette éventualité. Ces facteurs incluent la disponibilité de logements sociaux, de salaires alléchants, de services gouvernementaux et d’autres incitatifs gouvernementaux. Ajoutez à ces facteurs un chemin de fer qui facilite l’accès à la région et qui stimule l’activité économique et vous avez tous les ingrédients pour engendrer des flux migratoires imprévisibles, massifs et sans précédent.
Plusieurs travailleurs migrants se sont déjà installés à proximité du futur chemin de fer, anticipant l’augmentation de l’offre d’emplois dans le domaine de la construction. En 2002, les médias chinois comptaient déjà 20 000 de ces travailleurs. Plusieurs autres milliers viendront gonfler ce chiffre, accélérant la transformation démographique de la région. Les autorités de la RAT admettent que la moitié des habitants à Lhassa sont des Chinois. Le fait que cette déclaration vienne des autorités chinoises est surprenant même si plusieurs observateurs ont déjà noté les changements démographiques de la région.
Les impacts environnementaux
Les pressions exercées sur l’environnement, causées par les activités migratoires et par le développement économique suite à la venue du chemin de fer, engendreront des crises écologiques majeures. Les activités économiques, tel que l’exploitation minière, deviendront moins coûteuses grâce à l’implantation du chemin de fer. L’afflux de colons fera croître les populations déjà existantes et pourrait bien mener à la colonisation de nouveaux territoires présentement non habités. Chose certaine, des régions éloignées, même de l’autre côté des frontières, pourraient subir les conséquences de la pollution de l’eau, de l’air et d’écosystèmes, de la perte de biodiversité et de la dégradation des terres.
La fragilité de l’écosystème tibétain de haute altitude augmente les risques de désastres environnementaux. Hormis la région du sud-est qui est plus chaude, et où les inondations catastrophiques de la rivière Yangtze en 1998 sont blâmées pour la déforestation, la majorité du plateau beigne dans un climat frais avec peu de précipitations. Historiquement, les Tibétains vivaient de l’abondance naturelle de ce plateau, mais, à la suite des pressions migratoires et économiques exercées par le gouvernement chinois, le paysage fragile du Tibet commence à se détériorer. Un rapport de 1998 de la Banque mondiale indique que sur le plateau tibétain dans la province du Qinghai, « la surexploitation des terres agricoles et des pâturages dans les régions alpines a déjà un impact écologique dévastateur dans une région où les solutions environnementales envisageables semblent plutôt limitées ou tout simplement inexistantes.»
Consultation publique auprès des Tibétains
Le peuple tibétain n’a jamais été consulté ni engagé pour la planification, la construction et la gestion du chemin de fer. Depuis le démantèlement des structures administratives tibétaines lors de l’occupation chinoise, l’approche doctrinaire de Beijing vis-à-vis le Tibet consiste à priver le peuple tibétain de tous ses pouvoirs décisionnels quant à son destin économique. Au cœur du Tibet (RAT), Beijing dicte toutes les politiques économiques majeures à travers les Forums de travail tibétains et autres mécanismes étatiques. Cette façon de procéder expose la fausse autonomie accordée à la RAT et aux autres régions autonomes tibétaines par la République populaire de la Chine.
Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. (Art 1. – Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels)
Plusieurs Tibétains ont secrètement exprimé leurs craintes et leur opposition au projet ferroviaire. Toutefois, l’opposition publique n’est pas tolérée par l’État. Le Tibétain qui ose exprimer son mécontentement doit purger une longue peine d’emprisonnement ou encore être envoyé de force dans des camps de travail, les laogai.
Des priorités de développement déplacées et l’inégalité économique
Le coût total du chemin de fer est presque trois fois plus cher que le budget alloué par Beijing à la santé et à l’éducation dans la RAT et ce, pour la période comprise entre 1952 et 2000. Alors que la Chine injecte des fonds massivement dans les infrastructures pour compléter sa Stratégie de développement de l’Ouest, elle s’approprie les ressources déjà insuffisantes des communautés rurales tibétaines où la plupart des Tibétains subsistent grâce à leur occupation d’agro-pasteur. Ces communautés ont un accès très limité à l’éducation, à la santé, aux marchés, aux finances et à l’élite politique. Le développement économique, orchestré par la venue du chemin de fer, se concentrera autour des marchés importants, des centres industriels et des chantiers d’exploitation de ressources, là où il y a un noyau de fonctionnaires, de colons et de travailleurs migrants. Cette concentration répandra la ségrégation économique qui marginalise le peuple tibétain depuis les cinq dernières décennies. Ce futur est annoncé par les chantiers de construction ferroviaire où l’on peine à trouver un seul travailleur tibétain.
Les impacts sociaux et politiques
Même dans la fonction publique de la RAT, les Tibétains perdent du terrain face à leurs homologues chinois. Des statistiques récentes du gouvernement indiquent que les Tibétains ne constituent plus la majorité des travailleurs de l’État. D’ailleurs, c’est en 2003 que le pourcentage des Tibétains engagés à la fonction publique passe en-deçà du cap du 50 pourcent. Cette diminution constante du poids de Tibétains coïncide avec l’avènement de la Stratégie de développement de l’Ouest de 1999. Si aucun mécanisme institutionnel n’est mis en place pour protéger la langue, la tradition et la culture des Tibétains, la nation tibétaine se retrouvera de plus en plus isolée et menacée par la colonisation et les bouleversements économiques engendrés par le nouveau chemin de fer.
Le manque de ressources attribuées à l’éducation et à la formation des Tibétains viendra empirer cette situation déjà précaire. Les travailleurs qui ont peu de compétences seront particulièrement vulnérables aux changements économiques. Ils devront se battre contre la discrimination institutionnelle et la marginalisation de la langue tibétaine dans la sphère publique et le monde des affaires. L’augmentation de la migration chinoise détruira toute chance d’une véritable autonomie pour le Tibet.
Et même si les provisions pour les régions autonomes de la constitution chinoise et des lois chinoises étaient interprétées de manière plus ouverte, le statut d’autonomie peut toujours être invalidé par le Conseil d’état.
La militarisation du plateau tibétain
L’armée chinoise a dû faire face aux mêmes obstacles que la population civile lorsqu’est venu le temps de voyager le long des routes périlleuses et accidentées menant à la RAT. Avec la venue du chemin de fer, la capacité de cargaison a augmenté de façon exponentielle permettant de mobiliser le personnel, la machinerie lourde, les armes et les vivres le long des lignes principales et secondaires. Les forces armées chinoises ont pu dès lors être déployées à volonté pour maintenir un contrôle absolu sur la région et pour renforcer sa présence le long de la frontière indienne. Cela a également permis à la Chine d’étendre son arsenal nucléaire sur le plateau.